Les humeurs du scribe en lotus

J’aurais voulu être …

  

Tous le monde la connait, la success story de ce fameux businessman. Il a réussi. Il en  est fier ! Il a du succès dans ses affaires et dans ses amours. Il passe la moitié de sa vie en
l’air. Il change souvent de secrétaire, dans son bureau en haut d'une tour d'où il voit la ville à  l’envers. Il contrôle son univers… Au moins est-il heureux ? « J'suis pas heureux mais j'en ai  l’air »…

Notre businessman a le blues. Il ne rigole plus. Car voilà : il aurait voulu être autre chose qu’un homme d’affaire ! Ah ! Changer de vie ! Ah ! si j’étais… Mais voilà. Ses VIP d’amis sont unanimes : « Qu’est-ce que tu veux mon vieux, dans la vie on fait ce qu'on peut, pas ce qu'on veut »…

Alors l'homme déprime. Avale des cachets, contre le jetlag, et pour dormir.

Un soir, entre Rotterdam et Rio, allongé dans son lit plat de première classe, Monsieur Business fait un songe. Il porte jean et tee-shirt à la place de ses costumes sombres ; son smartphone n’est plus connecté, ni à son oreille, ni aux cours de la Bourse. Son rêve s’est réalisé : il est devenu un artiste ! Son nouveau plan de vie se déroule à merveille : il s’amuse, seul sur une piste, en plein numéro. Le voilà chanteur, à crier qui il est devant son public. Puis il est auteur : de bout de sa plume, il invente sa vie et signe des dédicaces. Un bonheur n’arrive jamais seul : il devient aussi acteur. Tous les jours il change de peau et se trouve vraiment beau sur un grand écran en couleur….

Et il réussit encore ! On s’arrache ses prestations à des tarifs exorbitants. Il n’a plus une vie de vedette, il en a dix ! Il invente un opéra-rock qui connait un succès mondial. Il devient une star, avec des manies de star. Il refait le monde en anarchiste millionnaire. Et il voyage toujours en première…

Pourtant, le businessman-artiste n’a qu’un seul regret : il n’a pas eu le temps de fonder un foyer. Sa famille, c’est son public. Alors il boit, pour oublier. Un soir, entre New York et Singapour, après une débauche de bulles, il s’endort. Et il rêve dans son rêve. D’un petit business bien tranquille. Une librairie-papeterie traditionnelle, avec de la vraie littérature triée
sur le volet, pas ces livres poubelles qui font dans le sensationnel pour faire du chiffre. Sur une rue bien passante, dans une petite ville, il aurait ses habitués, des gens simples, aimant la lecture au calme d’un cerisier en fleur du jardin public. Il se voit le soir, à discuter des ouvrages sur le banc avec ses clients, alors que l’été joue les prolongations. Et puis l’âge venant, il léguerait sa boutique à son fils…

 

On a réveillé le businessman.

L’hôtesse lui tend sa serviette chaude avec un sourire forcé. Elle a des consignes : laisser dormir les premières classes le plus longtemps possible. « Nous allons atterrir dans 30 minutes, Monsieur. Que désirez-vous avec votre café ? Omelette ou oeufs brouillés ? ». L’homme est à côté de ses pompes, les pieds dans les chaussons bleus de la compagnie aérienne. Il se redresse, replie son lit d’un coup de pantoufle. Bientôt, une boisson fume dans sa tasse de porcelaine. Un soleil matutinal pénètre son volet ouvert. La mer de nuages s’allume d’un or-rosé qu’il ne regarde pas.

L’hôtesse pressent qu’il va prendre son temps. L’homme n’a pas l’air d’avoir émergé ; il porte en bandeau, oublié sur son front, son masque de sommeil ; il n’a pas les yeux en face des hublots. « On dirait qu’il a cauchemardé ! ». Elle va devoir lui demander (avec tact et délicatesse) d’accélérer pour terminer son service avant l’atterrissage. Elle soupire.

L’hôtesse en a marre de trimer en l’air et de faire des ronds de jambe en bas de  contention. Dans le galley, elle claque un peu fort la porte du four à convection. « Toute ma vie j’ai rêvé d’être une hôtesse de l’air » chante Dutronc*. Mais rien ne l’enchante dans ce métier. Si elle avait su ! Et elle a déjà trente-neuf ans ! L’horloge tourne. Depuis un moment, elle rêve de reprendre ce club de plongée sous-marine… Cozumel n’est qu’à 30 kilomètres de Cancun, c’est pratique : il est loin le temps où les PNC restaient une semaine en repos au bout du monde ; à présent, c’est 24, parfois 48 heures. N’empêche. Elle profite de cette escale pour s’évader à chaque fois. Quitter ses talons hauts et mettre ses pieds nus dans le sable. Quand elle n’est pas trop crevée, elle plonge dans les cavernes sous-marines mexicaines aux impressionnantes stalactites de pierre. Elle flotte dans un entre-deux. Plus rien ne distingue le bas du haut. Un peu comme en vol ; mais là-haut, elle ne ressent plus rien.

L’avion amorce sa descente.

348 humains rejoignent la Terre où ils ont vu le jour. Leur chez-eux, le temps d’une vie. On peut en faire des choses, dans une vie ! Ou passer à côté. Tout est possible.
« Pourquoi je vis, pourquoi je meurs ? Pourquoi je ris, pourquoi je pleure ? Voici le S.O.S. d'un terrien en détresse : j’ai jamais eu les pieds sur Terre. J’aim'rais mieux être un oiseau, j’suis mal dans ma peau… »*

- Mais quel est le secret du bonheur ? demande le Businessman.

-  « J’aurai voulu être un artiste, pour pouvoir dire pourquoi j’existe », répond la chanson…

- Mais quel est le secret du bonheur ? demande l’hôtesse. Planter ma valise au bord d’une baie vitrée et partir à l’aventure ? L’ailleurs est-t-il toujours meilleur ?

Le bruit agressif des réacteurs lui répond.

L’avion va toucher le sol.

L’hôtesse retient son souffle. C’est un kiss landing. On applaudit à l’arrière. L’artiste ferme les yeux.

Rideau.

 « Rêvez moins, soyez plus ».

Yodalex


 « Pour retourner chez soi, il est facile de se rappeler la vérité. Les pensées, les émotions, les perceptions sensorielles et toutes vos expériences composent le contenu de votre vie . « Ma vie », c’est ce dont vous tirez votre sentiment de soi, et « ma vie », c’est du contenu, ou du moins ce que vous croyez.

Vous négligez continuellement l’évidence même : votre sens le plus intime du Je Suis n’a rien à voir avec ce qui se
passe dans votre vie, ni avec son contenu. Ce sentiment de Je Suis est uni au
Présent. Il est toujours le même.
Dans l’enfance et la vieillesse, la santé ou la maladie, le succès ou l’échec, le Je Suis - l’espace du Présent -
demeure inchangé en profondeur. Comme vous le confondez habituellement avec le contenu, vous ne le vivez, comme
le Présent que d’une manière faible et indirecte, par le contenu de votre vie. Autrement dit, votre sentiment d’être
est obscurci par les circonstances.

Vous oubliez donc votre enracinement dans l’Être, votre réalité divine, et vous vous perdez dans le monde. La confusion, la colère, la dépression, la violence et le conflit surviennent lorsque les humains oublient qui ils sont. Pour retourner chez soi, il est facile de se rappeler la vérité :

Je ne suis ni mes pensées, ni mes émotions, ni mes perceptions sensorielles, ni mes expériences. Je ne suis pas le
contenu de ma vie. Je suis la vie. Je suis l’espace dans lequel tout se produit. Je suis la conscience. Je suis le Présent.
Je Suis. »

 Ekhart Tollé.

  

* « Le Blues du Businessman » et « SOS d’un terrien en détresse », composées pour l’opéra-rock Starmania (1978) par Michel Berger (musique) et Luc Plamondon (paroles).

* « L’hotesse de l’air », 1970, paroles de Jacques Lanzman et musique de Jacques Dutronc

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